De Sarajevo à Saint-Germain-en-Laye : la fin de l’empire austro-hongrois

Assassinat de François Ferdinand

On explique souvent la chute de l’Autriche-Hongrie par la montée des revendications nationalistes qui auraient provoqué l’éclatement de l’empire des Habsbourg. Pourtant, à la veille de la Première Guerre Mondiale, les minorités de l’Empire réclament surtout des réformes démocratiques, une plus grande décentralisation et une reconnaissance de leurs spécificités culturelles. Ainsi, Karel Kramar, qui dirige le parti nationaliste “Jeune Tchèque”, déclare en 1913 que “même le programme le plus radical ne pense pas à l’Etat tchèque en-dehors de l’Autriche”. Mais alors pourquoi l’Empire a-t-il disparu aussi brutalement en 1918 ? Retour sur les dernières années mouvementées de l’Autriche-Hongrie et sur les causes de son éclatement.

Des tensions internationales croissantes

En 1867, suite à la défaite de l’Autriche face à la Prusse, l’empereur François-Joseph doit trouver un accord pour maintenir la stabilité de son empire : c’est la naissance de l’empire austro-hongrois. Exclu de sa zone d’influence allemande, le nouvel empire reste neutre durant la guerre franco-prussienne de 1870-71 mais également durant le conflit russo-turque de 1877-78. Suite à cette guerre, un Congrès est organisé à Berlin en 1878 et l’Autriche-Hongrie obtient l’administration de la Bosnie-Herzégovine ottomane sans l’annexer officiellement. Cette décision permet de renforcer l’influence autrichienne dans les Balkans mais exacerbe aussi les tensions avec les pays slaves, et notamment la Serbie. La situation dans les Balkans va également tendre les relations avec la Russie qui se pose en protectrice des peuples slaves. 

Ainsi, dans cette deuxième moitié du XIXème siècle, l’empire des Habsbourg est assez isolé diplomatiquement en Europe. Toutefois, le chancelier allemand Bismarck, soucieux de constituer une solide alliance pour l’Allemagne face à la France, propose un traité d’assistance mutuelle entre les deux empires : c’est la naissance de la Duplice le 7 octobre 1879. Trois ans plus tard, l’Italie qui est en pleine rivalité coloniale avec la France, rejoint les deux empires centraux : la Duplice devient désormais Triplice. Cependant, les crises et désaccords se multiplient entre les grandes puissances et la situation se tend notamment dans les Balkans suite à l’annexion officielle de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie en 1908. Cette décision unilatérale surprend désagréablement l’ensemble des chancelleries européennes et même l’allié allemand est mis devant le fait accompli.

En réaction, la Serbie se dit prête à entrer en guerre mais, sans soutien de la Russie, de la France et du Royaume-Uni, les serbes doivent renoncer au conflit. Toutefois, les relations austro-serbes se retrouvent encore une fois dégradées. Quelques années plus tard, deux guerres balkaniques se déclenchent coup sur coup en 1912 et 1913. Le premier conflit oppose l’empire ottoman à la Ligue Balkanique composée de la Bulgarie, de la Grèce, de la Serbie et du Monténégro. La Ligue l’emporte, mais la Bulgarie, insatisfaite de ses gains territoriaux, déclenche une deuxième guerre contre ses anciens alliés. Ces derniers sont rejoints par la Roumanie et l’empire ottoman qui espère regagner quelques territoires. Les bulgares sont rapidement défaits et un nouveau découpage territorial s’effectue dans la région au détriment des bulgares. Ainsi, à la veille de la Grande Guerre, les Balkans sont vus comme une véritable poudrière alors que l’ensemble des grandes puissances européennes se livrent à une intense course aux armements sur fond de rivalités et de tensions nationalistes.

Un attentat qui met le feu à la poudrière des Balkans… et à l’Europe

En juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand se rend en Bosnie-Herzégovine pour assister à des manœuvres militaires. Dans la foulée, il se rend avec son épouse à Sarajevo le 28 juin, mais le couple est assassiné par un nationaliste serbe, Gavrilo Princip. Alors que la visite de l’héritier de l’Empire devait marquer l’autorité de Vienne sur la région et apaiser les tensions en Bosnie, son assassinat entraîne un regain des tensions qui conduit l’Autriche a poser un ultimatum à la Serbie. Les serbes acceptent la plupart des demandes autrichiennes, mais soutenus par la Russie, ils refusent la participation de policiers autrichiens à l’enquête sur leur territoire. En réaction, l’Autriche-Hongrie décide, après s’être assurée du soutien de l’Allemagne, de déclarer la guerre à la Serbie le 28 juillet. Dès lors, rien ne peut arrêter l’engrenage infernal qui va précipiter l’Europe dans la guerre. Le 30 juillet, la Russie proclame la mobilisation générale et début août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie, à la Belgique et à la France, alors que le Royaume-Uni déclare la guerre à l’Allemagne. Finalement, à la mi-août, l’Autriche-Hongrie se retrouve également en guerre avec le Royaume-Uni, la France et la Russie. Pourtant, de manière assez paradoxale, c’est l’optimisme qui domine dans la plupart des pays car chacun pense que la guerre qui commence sera courte et victorieuse.

C’est également le cas dans l’empire austro-hongrois ou les multiples nationalités soutiennent l’empereur grâce à un élan patriotique provoqué par la mort de l’archiduc. Cependant, alors que l’armée allemande est bien équipée et organisée, l’armée austro-hongroise souffre quant à elle de problèmes de commandement, de logistique et d’équipement. Ces soucis sont aggravés par les différences linguistiques et culturelles parmi les troupes qui représentent un défi significatif pour la cohésion militaire. Ces problèmes, dont certains avaient été pointés du doigt par François-Ferdinand, sont la cause de grosses désillusions pour l’armée impériale qui combattra sur quatre fronts durant le conflit. Cette situation délicate va empêcher toute concentration de leurs forces armées qui accumulent les difficultés. 

Ainsi, les austro-hongrois subissent de lourdes pertes face aux russes en Galicie en 1914 alors que la situation n’est pas plus brillante au sud où les serbes résistent farouchement et infligent des revers humiliants aux autrichiens qui auront besoin de l’aide des troupes allemandes et bulgares pour parvenir à stabiliser la situation. Sur le front italien, qui s’ouvre en 1915 avec l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés des pays de l’Entente*, l’Autriche-Hongrie résiste mieux que sur les autres fronts. Cependant, pour ne rien arranger, aucune concertation n’a eu lieu avec l’allié allemand ce qui empêche toute coordination efficace des troupes sur les différents fronts. De plus, les relations entre les deux armées sont difficiles. En effet, les allemands considèrent que l’armée autrichienne est médiocre et ce mépris va s’accentuer au fur et à mesure de l’avancée du conflit.

* La Triple-Entente comprenait la France, le Royaume-Uni et la Russie

Fin de la guerre… et de l’Empire 

Suite aux difficultés rencontrées par l’armée austro-hongroise durant le conflit, l’Allemagne prend l’ascendant sur son allié, d’abord en soutenant les autrichiens sur les différents fronts, puis en proposant un commandement unique mixte des armées germano-autrichienne. En réalité, la création de grandes unités mixtes se fait principalement sous commandement allemand, réduisant ainsi les commandants austro-hongrois au rang de simples figurants. De plus, début 1918, l’Autriche-Hongrie, épuisé par quatre années de guerre, vacille. Les désertions se multiplient et la capitulation bulgare, puis la défaite de Vittorio Veneto face aux italiens précipitent la défaite austro-hongroise. 

En parallèle des problématiques militaires, la guerre est également dévastatrice sur le plan économique pour l’Autriche-Hongrie. Comme son allié allemand, l’empire subit un blocus maritime sévère de la part des pays de l’Entente alors que les régions agricoles de l’empire sont parfois le théâtre de violents combats. Ainsi, la production de céréales en Autriche passe de 91 millions de quintaux en 1913 à 28 millions en 1917 tandis que les hongrois privilégient leur propre population. Pour ne rien arranger, l’industrie, le charbon et les transports sont massivement mobilisés en faveur de l’armée, ce qui occasionne un important rationnement des produits de première nécessité pour une population qui souffre déjà de la faim et du froid. Enfin, pour financer la guerre, l’empire doit emprunter massivement de l’argent mais fait également tourner la planche à billet ce qui crée une inflation de 1500% durant le conflit alors que les salaires ne suivent pas et que la durée du travail augmente dans les usines. 

Cependant au-delà de ces problèmes internes, un autre élément va s’avérer déterminant : la pression internationale. En effet, si le démembrement de l’Empire ne fait pas partie des objectifs de guerre initiaux des français et des anglais, la situation va évoluer au cours du conflit. Ainsi, l’Autriche-Hongrie représentait une sorte de bouclier vis-à-vis de la puissance russe. Cependant, avec la défaite puis la révolution russe, la Russie semble durablement affaiblie et le maintien d’un empire puissant en Europe centrale n’est plus nécessaire. De plus, les difficultés militaires et politiques des austro-hongrois sont bien connues des Alliés qui ont reçu plusieurs propositions de paix de la part de Charles Ier, sans jamais y donner suite. Enfin, dernier élément, et non des moindres : la position des Etats-Unis. Leur président, Woodrow Wilson, prononce un discours devant le Congrès le 8 janvier 1918 dans lequel il promeut le droit à l’autodétermination des peuples. Dans la préparation de l’après-guerre, les Etats-Unis soutiendront ce point de vue, mortel pour l’empire multiethnique des Habsbourg. 

En effet, en 1918, pour toutes les raisons évoquées précédemment, l’autorité de Vienne est de plus en plus contestée dans les différents territoires de l’Empire et l’empereur voit son autorité partir en fumée malgré une ultime tentative de mise en place d’un état fédéral. Ainsi, lorsque la République est proclamée à Berlin le 9 novembre 1918 et que l’empereur allemand Guillaume II abdique et s’enfuit aux Pays-Bas, Charles se retrouve seul et abandonné de tous. Contrairement aux révolutions françaises, il n’y a pas de révoltes ou d’affrontements, puisque l’autorité impériale s’efface presque naturellement. Charles renonce finalement à gouverner le peuple autrichien dans un document signé dans le salon chinois bleu du château de Schönbrunn et le 12 novembre, lendemain de l’armistice, la république d’Autriche est proclamée. Dans ce contexte, la disparition de l’Empire est définitivement entérinée par les pays victorieux lors des traités de Saint-Germain-en-Laye et de Trianon. De son côté, bien qu’il n’ait pas formellement abdiqué, Charles est contraint à l’exil en Suisse en 1919 et tentera par deux fois de faire valoir ses droits à la couronne de Hongrie. Cependant, les deux tentatives se solderont par des échecs et l’ancien souverain sera de nouveau exilé sur l’île de Madère où il mourra à l’âge de 34 ans. Ainsi, s’éteignit, dans l’isolement et la maladie, le dernier empereur d’Autriche et roi de Hongrie.